Les deux trous noirs à l'emplacement des yeux qui captent instinctivement le regard du spectateur incitent a voir comme des crânes toutes ces figures perchées sur un axe métallique. L'absence de cheveux et la forme générale décharnée vont dans ce sens. Pourtant, il y a un nez - ou un nez cassé - et une bouche ou plus souvent une mâchoire griffée qui ne représente ni les lèvres ni les dents mais suggère un mouvement, une douleur, une violence. C'est d'ailleurs là, la seule empreinte gestuelle spontanée. [Afficher +]
Le reste de cette enveloppe est doux laissant place à tous les effets de matière permis par la cuisson d'une terre riche en fer dans un four à bois anagama. La multiplicité des nuances du jaune au brun gris violet ou noir et les variations du relief donnent tout autant l'impression d'un objet ancien, poli ou attaqué par le « temps » dont on pourrait imaginer la longue histoire d'un enfouissement ou d'une immersion puis sa redécouverte, que l'impression d'un objet intemporel qui traverse les siècles sans se transformer, toujours en lien avec l'homme qui le regarderait. Le crâne n'est-il pas un objet de méditation, une des « vanités » le plus souvent représentée.
Mais Ophélia ne cède pas à la mode actuelle et son expression est nourrie d'autres sources. Son intérêt pour l'art primitif, sa pratique théâtrale des masques et des marionnettes ont orienté sa formation artistique ainsi que ses premières réalisations de représentation de l'être humain, dans son essence originelle la plus profonde. Ce sujet, elle le porte donc en elle depuis de nombreuses années, mais c'est dans la terre qu'elle le matérialise avec le plus de force. Elle dépasse le simple crâne pour lui donner diverses expressions fines et justes. S'il n'y a pas de regard dirigé vers l'extérieur, la profondeur du noir et le contour des trous - ronds ou en amande, symétriques ou pas, aux coins orientés vers le haut ou le bas, éventuellement soulignés d'un léger repli - génèrent une expression évidente et simple de gaieté, tristesse ou soumission...
Les éléments du visage se lisent dans le contexte global de la forme de la tête, dans le rapport des proportions, des équilibres formels et des déformations volontairement inscrites au cours du modelage. La finesse d'un menton qui termine en triangle les os des mâchoires, laissent imaginer la maigreur, la souffrance sans que la rondeur d'un crâne, plus grand que nature, contrarie l'émotion générée ; le rapport des volumes relevant alors de l'esthétique souhaitée. Si leurs expressions leur donnent vie et s'opposent à une lecture morbide, le traitement des matières et des volumes s'inscrit avec brio dans les choix esthétiques des terres cuites au bois. L'amateur sera comblé.
Ces têtes sont des enveloppes percées, qui n'illustrent aucune histoire particulière. Peu importe où est leur esprit, quel fut leur vécu. D'ailleurs, les titres n'indiquent que des numéros qui confirment leur perte d'identité. Cette figuration de la nature humaine est ouverte à toute interprétation et offre une possibilité pour chacun de projeter ses mondes intérieurs. Les marques du temps qu'elle présente nous concerne tous.
Dans cette première cuisson, techniquement réussie et très prometteuse, ont également été cuits des pots de belle taille, fermés par une tête. Cette autre voie de recherche qui sera poursuivie, oppose un corps comme replié sur lui-meme, ramassé dans un cocon, enfermé, ficelé par les traces de la corde qui a permis son façonnage et une tête plus petite qui commence à se redresser, à se libérer, en émergeant de la masse du corps-faux contenant. La mise en scène en fonction des lieux de présentation et des éclairages, en série ordonnée en cercle ou en lignes, à hauteur du regard, accentuera leur présence et orientera les interprétations et les émotions générées.
Ophélia explore encore les mêmes problématiques dans un autre axe de recherche plastique : les crânes d'animaux, autres têtes sans doute plus accessibles à tous car sans effet de miroir.
Ophélia a dès son enfance été entourée d'œuvres d'art et a pu ainsi digérer plus aisément certaines influences et acquérir des connaissances esthétiques qui lui permettent aujourd'hui de trouver une expression personnelle alors même que de fort nombreux artistes ont représentés des têtes. Se différentier des autres, n'est pas si aisé. Mais le modelage offre d'infinies possibilités que la cuisson au bois magnifie et différentie. Le chemin artistique d'Ophélia est tracé pour de nombreuses années.
Janvier 2013
Nicole Crestou